Le Grütli est un lieu d’histoire(s) et de mythes.
Le «berceau de la Confédération» symbolise la liberté et l’indépendance des «Waldstätten» du 14e siècle, le «Guillaume Tell» de Schiller du 19e siècle, la stratégie du «Réduit» de la Seconde Guerre mondiale et l’instrumentalisation d’extrémistes politiques du troisième millénaire. Grâce à des applications mobiles, les visiteurs du Grütli pourront à l’avenir en apprendre davantage sur l’histoire de ce mémorial sans mémorial. Dans le futur, le Grütli devra davantage être un lieu de dialogue et moins souvent celui des discours.
Plusieurs analyses écrites invitent à un tour d’horizon sur le Grütli, son histoire et ses histoires:
Le Grütli – hier, aujourd’hui et demain, de Lukas Niederberger, directeur de la SSUP
Souvent, le Grütli est appelé le «berceau de la Confédération helvétique». Pendant longtemps, pour les touristes étrangers, le Grütli était le point culminant d’un voyage en Suisse. Louis II, le roi bavarois, voulait contruire un château sur le Grütli en 1865. En 1980, la reine Elizabeth II s’y est rendue en bateau à vapeur et louait la grande tradition démocratique et humanitaire de la Suisse. Et Vaclav Havel, président tchèque et candidat au prix Nobel de la paix, s’exprime lors de sa visite au Grütli, accompagné du président de la Confédération Moritz Leuenberger, le 28 juin 2001 ainsi:
«Je m’incline devant cet endroit, devant le principe du contrat. La Confédération helvétique a été fondée sur la base d’un contrat dans lequel je vois un principe qui se manifeste de plus en plus clairement dans l’ordre mondial: ce contrat devrait se fonder sur l’égalité entre les humains, les citoyens, les nations et la communauté régionale. Je m’incline, ici, devant la volonté des petites nations, des petites unités, des petites communes, volonté de vivre en paix et de braver la pression exercée par les grands et les puissants. De la volonté de vivre en liberté, de la volonté de résister à la pression des puissances mondiales, ici, dans ce pré, est née jadis la Suisse.»
Au même temps, le Grütli est demeuré un endroit sans prétention aucune, sans monument, c’est une simple praire empreinte d’histoire, de légendes et de littérature. En raison du pacte de 1291, le Grütli est demeuré jusqu’à ce jour et pour bien des personnes un lieu symbolisant la liberté, l’indépendance et la résistance. Depuis 1291, le Grütli sert régulièrement de lieu de réunion à des personnages politiques luttant pour l’indépendance et la paix. En 1674, une assemblée générale des citoyens est organisée dans la prairie, parce que les frontières près de Bâle sont menacées et qu’une scission risque de déchirer l’unité cantonale d’Uri. Et lorsque les cantons d’Uri, Schwytz et Unterwald le Bas se querellent en raison de l’administration des baillages tessinois, les Uranais, en octobre 1704, proposent d’instituer une rencontre annuelle au Grütli afin de régler pacifiquement des conflits alors prévisibles. Suite à la seconde guerre de Villmergen dont l’issue est défavorable aux cantons catholiques, les Schwytzois relancent l’idée d’un renouveau du pacte fédéral, et une assemblée générale des citoyens des cantons primitifs se réunit au Grütli. Après la création de la République helvétique en 1898, les Conseillers de ce nouvel Etat se rendent eux aussi au Grütli afin de témoigner «au premier autel de la liberté des ancêtres, le respect dû et les premiers remerciements d’une nouvelle Helvétie après sa renaissance.»
Pour le nouvel Etat fédéral, créé en 1848, le Grütli n’a d’abord plus de signification particulière. La Suisse moderne de 1848 n’a pas d’endroit particulier ni de mémorial national. C’est probablement l’une des raisons pour lesquelles le Grütli, près d’un siècle plus tard, redevient un site d’importance essentielle pour la Suisse. En effet, suite à la capitulation de la France en juin 1940, la Suisse est encerclée par les puissances de l’Axe de la Seconde Guerre mondiale. La pression – militaire, politique et économique – devient énorme. L’incertitude et le découragement se font place parmi la population et jusque dans l’armée suisse. C’est ainsi que le général Henri Guisan, le 25 juillet 1940, réunit quelque 500 officiers supérieurs pour un rapport militaire dans la prairie du Grütli.
Après la Seconde Guerre mondiale, le Grütli perd progressivement sa symbolique de liberté, indépendance et résistance, étant plutôt utilisé pour la propagande conservatrice, patriarcale, voire xénophobe. Dès 1945, le Conseiller national schwytzois, Schuler, combat le postulat socialiste visant à accorder le droit de vote aux femmes, en avançant comme argument qu’en 1291, au Grütli, les trois Tell étaient des hommes et que pour cette raison, la Suisse ne doit pas accepter que des femmes élisent ou soient élues à des fonctions officielles. Cette tradition misogyne associée au Grütli culmine par une petite explosion dans la prairie le 1er août 2007, peu après le discours officiel prononcé par Micheline Calmy-Rey, alors présidente de la Confédération.
Au cours de ces 50 dernières années, le Grütli n’a pas été le seul théâtre d’actions misogynes ou xénophobes. D’autres mouvements politiques ont tenté de l’utiliser à leurs fins. Ainsi, en avril 1968, des séparatistes jurassiens manifestent au Grütli et y plantent leur drapeau. Et la veille du 1er août 1996, au milieu de la nuit, des étudiants de l’université de Fribourg hissent le drapeau européen à la place du drapeau suisse.
Le Grütli demain
Vu le passé mouvementé du site, étant donné ses légendes et ses mythes, ainsi que son utilisation à des fins dramatiques et politiques, la SSUP désire donner à cet endroit riche en valeurs symboliques une impulsion proactive et des contenus positifs, en promouvant notamment cinq aspects:
Le Grütli doit être un monument sans monument. L’écart est remarquable entre la signification symbolique de ce monument national et la simplicité de l’endroit. Il convient de conserver ce paradoxe. Le Grütli demeure un lieu sacré pour la Suisse: c’est un endroit du souvenir qui doit unir, sans pompe ni pathos. C’est également un site portant à la réflexion et à l’introspection. Le Grütli doit rester un monument sans monument – un mémorial sans mémorial. Il y a d’ailleurs eu des tentatives d’ériger un monument au Grütli: elles ont toutes échoué.
Le Grütli doit être un lieu d’intégration. C’est précisément parce que la propagande d’extrême droite a abusé du Grütli de manière répétée au cours de ces quinze dernières années que la Société suisse d’utilité publique essaie de mettre autant que possible le site à l’abri de toute récupération politique. Ainsi, en janvier 2014, la SSUP a fixé un nouveau règlement d’utilisation pour le Grütli, lequel interdit aux groupements politiques d’utiliser le Grütli à des fins politiques particulières. Sans aucun doute, le Grütli demeurera un lieu politique mais il est désormais interdit de l’instrumentaliser. Le Grütli doit unir le pays et ses habitants, non pas les dissocier. Il devra davantage être un lieu de dialogue et moins souvent, celui des discours.
Le Grütli doit être un lieu d’apprentissage de l’histoire. Aujourd’hui les écoliers sont peu nombreux à visiter le Grütli car dans une société portée aux événements, un simple pré avec un coin grillades n’est plus suffisamment attrayant pour une excursion scolaire. La SSUP a donc décidé d’aménager une salle et plusieurs stations didactiques au Grütli afin de permettre aux enfants de s’y renseigner sur l’histoire du site et de la Suisse, de manière à la fois réelle, virtuelle et événementielle. Lieu de mémoire, le Grütli doit devenir une source de réflexion.
Le Grütli doit être un endroit identitaire renforçant la cohésion. La Suisse est un pays réunissant de multiples cultures, communautés linguistiques, religions, couches sociales et systèmes de valeurs. C’est pourquoi l’identité nationale et la cohésion à travers le pays ne vont pas de soi. Pour cette raison, la SSUP invitera régulièrement au Grütli des personnes et groupes de personnes d’origine culturelle et sociale divergente afin de leur permettre de réfléchir ensemble à leur identité, celle de l’unité dans la diversité, afin de la conforter.
Le Grütli doit être un endroit de la tradition humanitaire globale. La Suisse est située au cœur de l’Europe et elle est fortement intégrée dans l’économie mondiale. La tradition humanitaire, la neutralité et la diversité culturelle ont contribué au succès et à la réputation de la Suisse tout autour du globe. Cette prairie sans prétention qu’est le Grütli devra plus souvent servir de lieu de ressourcement pour des personnes et des groupes de personnes œuvrant pour la paix et la diversité culturelle dans le monde. La SSUP est ouverte à inviter des associations internationales et des congressistes se réunissant au Grütli.
Le Grütli: de la conspiration à l’invocation, par le prof. R. Sablonier, université de Zurich
«Où est le Grütli? Est ce qu’on peut le voir d’ici?» Les touristes posent souvent ce genre de questions lorsqu’ils visitent le Musée des chartes fédérales à Schwyz. Et dans la salle d’exposition, la peinture murale de Clénin, représentant le serment du Grütli, justifie leur interrogation. Bien que le Grütli soit situé sur territoire uranais, dans le souvenir national il s’associe fortement à Schwyz: dans la vision historique populaire, le serment du Grütli par les trois Confédérés est directement relié au pacte d’alliance de 1291. Or, il n’existe plus qu’un seul exemplaire de cette charte fédérale de 1291 rédigée en latin, celui de Schwyz. Depuis 1936, ce document exceptionnel est conservé au Musée des chartes fédérales à Schwyz avec le soin qui lui sied.
L’idée du Grütli comme «lieu de naissance» de la Confédération helvétique et endroit du premier serment d’alliance, a moins perdu de son intensité au cours des décennies passées que d’autres images de l’histoire nationale. Le rayonnement symbolique du lieu de mémoire nationale, sur le plan politique, se prête à des utilisations très contrastées. Devenues presque la règle, antipathique, depuis l’an 2000, les controverses politiques relatives aux cérémonies du 1er août au Grütli n’y changent rien: le Grütli demeure un endroit particulier. Ce «site tranquille au bord du lac» fait figure de mémorial paysager de la nation suisse. C’est ici que les ancêtres venus d’Uri, de Schwyz et d’Unterwald, par leur serment d’alliance, auraient constitué la Confédération. Telle est jusqu’à ce jour la doctrine officielle de l’État.
Fêtes au Grütli et culte du Grütli
Comment expliquer l’importance durable de la vénération de ce site? Elle est essentiellement liée aux célébrations officielles de l’État. En effet, les festivités à l’occasion de grands anniversaires suisses ne peuvent et n’ont pu se passer du Grütli et d’actes solennels associés à Schwyz. Ainsi, comme l’annonçait en 1991 la brochure officielle, dans un langage simple mais publicitairement efficace: «Neuf doigts levés ont donné naissance à la Suisse en 1291». Devant 5000 personnes rassemblées au Grütli, dont les présidents des parlements européens réunis, Ulrich Bremi, président du Conseil national et premier citoyen du pays, prononça alors le discours officiel, lequel contenait un appel qui a conservé toute son actualité: celui à la participation solidaire au développement de la nouvelle Europe.
La situation était tout autre, début août 1941, lors du 650e anniversaire de la Suisse, également célébré au Grütli. Les menaces pesant alors sur notre pays conférèrent à la prairie, symbolisant l’unité et la résistance, une vénération proche du culte. Sur place triomphèrent la magie du feu, des rites parareligieux et des rituels de serments rappelant des cercles masculins fermés, sans oublier certaines actions occultes quasi spiritistes, telles que le transport secret au Grütli du feu original provenant de l’église de Schwyz. Nombre de ces éléments nous semblent exprimer une atmosphère de «sang et sol», propre à l’époque. La distance que nous éprouvons aujourd’hui est justifiée par rapport à ce pathos particulier, amalgame de peurs, d’émotion patriotique et d’idéologisation nationaliste – seuls des milieux extrémistes souhaiteraient ranimer ces braises éteintes depuis longtemps.
Considéré rétrospectivement et sur l’arrière-plan du «Rapport du Grütli» du général Guisan en 1940, le 650e de 1941 marqua le point culminant du culte autour du Grütli. En revanche, des vagues d’enthousiasme en faveur du Grütli, il y en eut auparavant. Alors que vers 1760, un certain élan imprégné du patriotisme des Lumières était encore plutôt réservé aux élites, après 1800, le romantisme alpin, le débat sur la liberté et le mouvement populaire créèrent les bases d’une large popularisation, en un sens vers la démocratisation de la culture du souvenir, laquelle était symbolisée, entre autres, par la «Grütlilied» (chanson du Grütli) de 1820. À cette époque, un rôle particulier revenait à la pièce de théâtre «Wilhelm Tell» de Schiller, présentée en première en 1804 à Weimar et montée à Küssnacht en plein air en 1828, spectacle qui suscita un écho considérable. N’oublions pas non plus l’opéra «Guillaume Tell» de Gioachino Rossini (1792–1868) et sa première à Paris le 3 août 1829. À Milan, Rome, Londres et Saint-Pétersbourg, la censure exigea alors des modifications – changement du titre ou délocalisation du récit vers l’Écosse – avant d’autoriser les représentations de l’opéra, le thème traité paraissant trop révolutionnaire. Schiller tout comme Rossini conférèrent au sujet une notoriété européenne. L’enthousiasme à l’étranger fut d’ailleurs bien plus important au début que l’attention en Suisse. Dans notre pays, une représentation de Martin Disteli de 1830, utilisée pour l’école et dans laquelle, pour la première fois, le peuple apparaît comme partie prenante, laisse entrevoir les premières formes d’une version libérale, «démocratisée» de l’image du Grütli.
Vers 1860, le Grütli vécut, pour ainsi dire, un boom. Dès 1859, la Société suisse d’utilité publique (SSUP) acquit le terrain du Grütli avec des fonds collectés afin de protéger la prairie d’une menace de construction. En 1860, la SSUP fit don du Grütli à la Confédération. La majorité des fonds destinés à faire du Grütli une «propriété de la nation» provenait d’ailleurs du canton de Lucerne. En 1862, la Société des officiers de Lucerne initia les tirs du Grütli, devenus par la suite une tradition. En 1865, fervent admirateur du Guillaume Tell de Schiller, le roi Louis II de Bavière – qui a fit construire le château de Neuschwanstein – souhaita acquérir le Grütli. Sous le nom de Wittelsbach, il avait l’intention de se faire naturaliser citoyen uranais.
Après 1891 et la première fête nationale célébrée désormais officiellement le 1er août, le serment du Grütli prit un fort accent d’acte fondateur pour la Suisse, se manifestant comme légitimation historique de l’État libéral constitutionnel. Servent de symbole les trois Confédérés en pierre qui, lourds de leurs 24 tonnes, ornent depuis 1914 le hall d’entrée du Palais fédéral à Berne. Tout comme l’histoire de Tell, le motif du Grütli, sous divers aspects, devint un générateur culturel au sein d’une tradition historique populaire variée. Prenons comme exemple les cartes postales du Grütli très largement utilisées. À partir de 1880, les intérêts touristiques commencèrent à jouer un rôle majeur.
Histoire du Grütli et esprit du Grütli
La vénération du Grütli est très instructive en ce qu’elle nous montre comment on peut se servir de l’histoire. Les diverses strates reliées par l’histoire, et même la vision de l’acte fondateur de l’État, forment ensemble un phénomène très intéressant sur le plan de l’évolution des mentalités. Les valeurs politiques et les principes associés au Grütli reflètent un «esprit du Grütli» souvent invoqué, adaptable selon les circonstances de chaque époque, un esprit porté par l’amour de la patrie, la simplicité républicaine, le besoin de liberté, et unissant une communauté volontaire et solidaire de citoyens libres et égaux, etc. Ainsi perçue, la représentation du Grütli manifesta des effets plus marqués qu’un événement historique n’aurait jamais pu avoir. On constate d’ailleurs que les idées politiques d’avant 1750, notamment parmi les élites urbaines, attribuèrent à la «conspiration» au Grütli un rôle bien moins important pour la «création de l’État» que cela ne fut le cas plus tard. On comprend bien pourquoi: se référer à une origine pareille fut un risque pour le pouvoir en place, un régime des couches aisées contre lequel se soulevèrent par exemple les sujets ruraux en 1653 (grande guerre des paysans suisses).
C’est inévitable: la question des fondements historiques, celle de l’historicité se pose. L’histoire de l’émergence des idées sur le Grütli est clarifiée. Au début, les événements dans la prairie s’inscrivirent telles des circonstances accessoires dans le cadre des mythes de libération des cantons primitifs. Les grands éléments de ce processus de libération, les forfaits des baillis, la conspiration, Guillaume Tell et ses actes, la destruction des châteaux et le soulèvement populaire, furent conglomérés à la fin du 15e siècle pour former une histoire en images sur l’origine de la Confédération, mais qui en réalité a peu ou rien à voir du tout avec les événements qui se déroulèrent véritablement autour de l’an 1300. À partir de 1470, les mythes fondateurs servirent à la manière d’une narration juridico-littéraire pour justifier l’existence étatique de la Confédération qui faisait exception aux règles de l’époque; ce n’était pas un récit fidèle à la réalité de faits historiques antérieurs.
Une mention inscrite dans le Livre blanc de Sarnen – registre du greffe d’Obwald, comportant une partie chronographique vers 1474 – relate que les conspirateurs, dans le but de préparer la libération de la tyrannie exercée par les méchants baillis, se seraient réunis au «Rudli». Cette image des conspirateurs du Grütli passa du Livre blanc de Sarnen via Aegidius Tschudi (1505–1572) jusqu’à l’historien Johannes von Müller (1752–1809) et à l’écrivain Friedrich Schiller; elle s’ancra ainsi dans la tradition historique populaire. Si en 1713, le Grütli pouvait encore être perçu comme l’endroit du recueillement séparatiste obstiné des cantons catholiques vaincus lors la seconde bataille de Villmergen, à partir de là, la prairie devint progressivement un lieu de mémoire pour la Suisse entière.
En cours de route, l’histoire du Grütli s’enrichit de quelques détails et faits accessoires importants: l’identification nominative des trois Confédérés, comprise comme historique, fut ajoutée par Tschudi. Dans le même temps se fixa la localisation du «Rüdlin» (selon Tschudi) au site géographique que nous connaissons. La participation de Guillaume Tell à la conspiration au Grütli vint s’ajouter plus tard. Le pas de la conspiration à l’invocation fut le fait du lien créé avec la charte fédérale de 1291. Ce lien remonte à 1760 au plus tôt, année de publication de la charte redécouverte deux ans auparavant. Schiller d’ailleurs inventa un serment dont le contenu est tout autre. À partir de 1891, l’idée se répandit – et, jusqu’à nos jours, elle domine en certains lieux – que le serment du Grütli avait été prêté sur la charte de 1291. Contrairement à la représentation plus ancienne des événements du Grütli, c’est cette image-là qui fut placée au centre de la création imaginaire de l’État au cœur de la Suisse primitive. Du point de vue historique, c’est irréfutablement faux. Le contenu de la charte fédérale de 1291 ne se prête d’ailleurs aucunement à une conspiration puisque les rapports de pouvoir y sont explicitement confirmés; en outre, la position de l’écrit était telle à l’époque que son utilisation en tant que support de conspiration est totalement improbable.
Une conspiration hostile à la noblesse qui se serait déroulée au Grütli vers 1300 sous l’égide de trois «représentants du peuple», est une légende. Toutefois, cette réponse clairement négative à la question de l’historicité des événements au Grütli ne doit nullement inquiéter. L’effet de la représentation du Grütli se situe sur un autre plan. Cet effet, lui, est en quelque sorte «historique»: c’est l’effet d’une idée et de l’image véhiculée dans le contexte de cette idée. Ainsi, le Grütli servit de support et de tremplin pour diverses choses, comme en attestent les discours prononcés ces dernières années au Grütli même. Pour ou contre l’Europe, contre les gauchistes, pour la paix et la justice, contre la discrimination des femmes, pour la tranquillité et l’ordre public, contre la violence, pour une armée puissante, contre l’égoïsme, pour la responsabilité individuelle, contre la désagrégation de la famille, pour la démocratie et la liberté citoyenne, pour les Grecs vers 1830 et contre les Turcs vers 1900 – tout ou presque est possible au Grütli, même d’étranges fantaisies telle la régression pour retrouver l’inspiration par l’intermédiaire d’un lieu d’énergie celte. Appels émotionnels, les déclarations de foi en la communauté au sens de «l’esprit du Grütli» étaient très efficaces, notamment du fait de leur connotation religieuse manifeste («sol sacré», «pèlerinage», «serment d’alliance»). Bien sûr, l’instrumentalisation politique ne concerne pas le Grütli seul et n’est point un phénomène suisse lorsque l’on se place au niveau des politiques de mémoire nationales. Toutefois, l’exemple du Grütli démontre très clairement combien l’utilisation de symboles nationaux par les milieux conservateurs nationalistes est déterminée par la logique de la politique quotidienne.
Et aujourd’hui? Est-il possible de faire passer à présent, sur fond de Grütli, un message qui parle aux Suisses et aux Suissesses? Nous ne répondrons pas à cette question, mais soulignons encore une fois que les significations et les changements de l’image du Grütli demeurent un élément très important de l’histoire des mentalités et de l’histoire culturelle suisses. Les représentations du Grütli et les émotions liées au Grütli eurent une portée éminente sur l’évolution de l’État suisse et sur la construction identitaire nationale après 1848. Tout au moins, elles reflétèrent d’importantes lignes directrices des 19e et 20e siècles, et leur connaissance est toujours et encore essentielle si on veut comprendre la culture politique suisse de nos jours.
Références:
– Kreis Georg, Mythos Grütli. Geschichte eines Erinnerungsortes. Avec deux articles de Josef Wiget, Zürich 2004 (ouvrage richement illustré)
– Marchal Guy P., Geschichte im Gebrauch. Geschichtsbilder, Mythenbildung und nationale Identität, Basel 2006.
Le Grütli, par le professeur Georg Kreis, université de Bâle
(Le présent texte a été publié avec 26 autres articles dans: Georg Kreis, Schweizer Erinnerungsorte. Aus dem Speicher der Swissness. Zürich NZZ Libro. Février 2010.)
Le Grütli, le plus connu de tous les lieux de mémoire, remplit le mieux l’ensemble des critères d’un tel lieu. Tout d’abord, c’est un point géographique aux coordonnées précises: 46° 58′ 8″ N/ 8° 35′ 34″ O. C’est ensuite un endroit qui rappelle un événement essentiel et simple à résumer, à savoir la soi-disant naissance de la Confédération suisse vers 1300. Le prétendu souvenir de cette création d’État a pris une importance telle que ce n’est plus l’acte de constitution de la Suisse, mais la Suisse elle-même ou l’essence suisse qui sont au cœur du culte. Enfin, le Grütli est un endroit qui, en raison de ce souvenir, a été utilisé plus largement et qui, suite à cet usage – en partie controversé – a progressivement pris de l’importance, notamment ces derniers temps.
Le terrain est assez vaste: 62’230 mètres carrés en tout. Centre du pays au propre comme au figuré, cette prairie, elle aussi, a un centre: l’endroit où selon la légende les trois Conférés auraient prêté serment et où, au même moment, trois sources auraient jailli du sol. Ces sources ont subi plusieurs modifications au cours du temps; elles sont peu connues de nos jours et par conséquent peu remarquées.1
Le Grütli a une double signification sous un autre angle: c’est d’une part, un lieu que l’on aime se rappeler en raison d’une visite personnelle et, d’autre part, un point du paysage médiatique qui alimente le débat public en ce qui concerne son utilisation adéquate. Le Grütli est à la fois l’endroit d’expériences personnelles et la scène nationale conférant une attention particulière aux manifestations qui y sont organisées. Plus d’une manifestation serait bien moins remarquée si elle se déroulait ailleurs en Suisse. Les entrées en scène des extrémistes de droite en sont un exemple flagrant. C’est au Grütli qu’elles suscitent le plus grand écho. Lorsque les groupes d’extrême droite se réunissent ailleurs, on n’en parle guère, même si certains autres points de rassemblement, tel le champ de bataille de Sempach, sont également des endroits emblématiques.2
Quel est l’âge du Grütli?
La question de l’âge peut être considérée comme importante ou insignifiante; si on lui donne de l’importance, on peut le faire pour plusieurs raisons. Elle est insignifiante lorsque l’on part du principe que le Grütli a toujours existé ou du moins depuis que la Suisse existe; elle est également insignifiante dès lors que la réponse semble simple et manifeste, se basant sur la date de 1291 apprise à l’école. En argumentant ainsi, ces quelques lignes auraient été écrites en l’an suisse 708, le Grütli étant entré dans la vie de la nation comme «le pré fondateur». En effet, la date de 1291 pour la naissance du Grütli est parfois utilisée pour l’avant/l’après Suisse. Ainsi, un ouvrage paru en 1970 et traitant du «Störfall Heimat» (Accident Patrie) annonçait dans son sous-titre «l’autocompréhension de la Suisse en l’an 699 après le Grütli»3 et un autre ouvrage, publié précédemment, portait le titre «Anno 709 p. R.» (p. R. pour l’allemand «post Rütli»).4
Le pré, lui, existait avant, c’est sûr. Son nom ne sort d’ailleurs point de l’ordinaire et souligne en toute simplicité qu’il s’agit d’un site défriché, donc auparavant boisé; les variantes alémaniques «Rüti», «Grüt» et «Greut» désignent autant de lieux et lieux-dits très répandus en Suisse orientale. Il n’est pas exclu que ce site – qui, à certaines périodes de l’année, reçoit quelques rayons de soleil de derrière certaines montagnes pour l’inonder d’une lumière sacrée – ait été, de nombreux siècles avant 1291, un lieu de culte primitif, comme l’affirment certains astro-archéologues.5
Il convient de remarquer en passant que la charte fédérale datée de 1291 n’est point un acte constitutif de l’État suisse et qu’elle n’a jamais été exposée au Grütli. Il est vrai que ce Grütli, en raison de son isolement, pouvait être perçu comme un lieu de rendez-vous idéal pour y sceller des conspirations. Toutefois, le parchemin sur lequel sont apposés les sceaux d’Uri, de Schwyz et d’Unterwald n’est pas le produit d’une conspiration. Tout comme c’est le cas du pacte de 1315, Brunnen ou Schwyz sont bien plus probables comme lieu de conclusion que le Grütli.6
Mais rares sont les personnes qui veulent vraiment le savoir. La charte, le serment et Guillaume Tell se confondent dans les esprits, comme dans les illustrations de certaines cartes postales. L’histoire des représentations et mythes fondateurs est assez longue et, notamment dans les années 1891 à 1907,7 le Grütli et la charte fédérale se sont livrés une concurrence acharnée. Pendant longtemps, la date de 1307/08 calculée par l’humaniste Aegidius Tschudi fut retenue, jusqu’à ce qu’en 1891, le pacte de 1291 fut soudainement assimilé à une charte quasi constitutive de l’État suisse et le 1er août 1291 à sa date de naissance. Cette version argumentait – en l’absence d’écrit quel qu’il soit – que, suite à des délibérations au Grütli (selon certains le 8 novembre 1307), au cours de la nuit précédant le 1er janvier 1308, la révolte générale des paysans aurait conduit à la libération des confédérés.
Aux 15e et 16e siècles, le Grütli était bien plus important comme lieu imaginaire que réel et visité. À l’époque, qui aurait entrepris une excursion au Grütli qui obligatoirement aurait demandé plusieurs jours? Or, l’imaginaire s’appuyait sur des représentations: peintures murales, vitraux de couleurs, poêles en faïence, coupes décoratives. Le patriotisme de réforme de la seconde moitié du 18e siècle aimait se référer à un lieu de fondation mythique, un endroit symbolique et abstrait, situé n’importe où, non pas dans un paysage réel et concret. Durant la première moitié du 19e siècle, le «Grütlilied» de J. G. Krauer et F. J. Greith atteignit une grande popularité; créée en 1820 à l’étranger, cette chanson romantique célébrait un endroit semi-réel et semi-idéel.8 Ce n’est qu’au cours du 19e siècle que les représentations d’un paysage comme lieu de mémoire prirent de l’importance et que des traits caractéristiques, uniques et reconnaissables apparurent, tels que reproduits par Charles Giron dans la fresque ornant la salle du Conseil national et que nous connaissons grâce aux retransmissions TV des séances de cette Chambre, même si la plupart du temps nous ne faisons guère attention à ce que la peinture représente.
Abstraction faite de la prétendue naissance «historique» dans la prairie du Grütli et à la suite des plusieurs siècles que dura l’Ancienne Confédération, donc à une époque plus récente, on peut définir deux moments clés dans l’histoire de l’utilisation du Grütli: d’abord celui où l’œuvre dramatique de Friedrich Schiller, son «Wilhelm Tell», prit de l’importance, puis le moment où le Grütli devint propriété du peuple suisse. La métaphore de la naissance ne convient pas vraiment étant donné que ces «moments» ne correspondent pas à une date précise.
Si dans le cas de Schiller, nous connaissons la date de la première représentation de la pièce et que nous pourrions donc retenir 1804 comme année de naissance, le lieu de «naissance» ne serait pas en Suisse centrale mais à Weimar, donc loin en Allemagne. En outre nous savons que le thème était dans l’air depuis un certain temps puisqu’un autre dramaturge allemand, Gotthold Ephraim Lessing, avait déjà suggéré de le traiter. Enfin, une fois que «Wilhelm Tell» de Schiller naquit, la pièce ne fut pas immédiatement et largement acceptée en Suisse; il fallut plusieurs décennies pour cela. On pourrait même défendre le point de vue que, dans la variante «Schiller», la naissance du Grütli soit à fixer aux 100 ans de la naissance du grand poète allemand, version inspirée par des fêtes similaires en Allemagne et étayée par le second «moment de naissance» décrit ci-dessous. La naissance du Grütli selon Schiller serait donc à dater en novembre 1859, lorsque les cantons primitifs décidèrent d’ériger un monument en l’honneur de l’écrivain, le «Schillerstein» inauguré en 1860.
La seconde impulsion vitale remonte également à la fin des années 1850; elle ne provenait pas d’Allemagne mais de Zurich, plus précisément du pasteur protestant Friedrich Haefelin et du sein de la «Schweizerische Gemeinnützige Gesellschaft» (SGG), alors très zurichoise et très protestante. Cette initiative conduisit à une collecte générale de fonds à l’échelle nationale, lancée en mars 1859 et permettant l’acquisition de la prairie du Grütli, laquelle aurait été menacée par un projet touristique.9 La SGG de l’époque fit don du bien au Conseil fédéral suppléant la nation, et celui-ci le confia pour gestion fiduciaire à la SGG ou à sa Commission du Grütli, suppléant le gouvernement suisse. Dans cette action d’envergure, une particularité a son importance: sur le plan idéel, le Grütli fut gravé dans les cœurs de la jeunesse participant à la collecte. Pour remercier la jeunesse de son effort, chaque élève reçut en effet une gravure sur acier avec une représentation romantique du Grütli, éditée à 250’000 exemplaires.10 Il est ainsi permis de dire que le Grütli, qui auparavant était important plutôt pour les couches aisées, s’installa durablement dans la conscience du peuple suisse entier. Point de référence nationale, qui depuis la fin du 18e siècle avait déjà été la destination de voyages individuels de personnes prospères, le Grütli devint le but consacré des excusions scolaires organisées à travers la Suisse. Dans une enquête effectuée en 2001, un tiers des répondants déclara avoir visité le Grütli avec l’école.11
Ces deux «moments de naissance» complémentaires furent suivis d’un «moment d’utilisation» de la plus haute importance. En effet, lorsqu’en été 1940, la France capitula, la Suisse se retrouva désorientée et plongée dans une crise. Le général Henri Guisan convoqua alors les commandants militaires à une réunion au Grütli. Cet événement historique, connu comme le «Rapport du Grütli», traduit bien les effets d’animation réciproque et de soutien qui résultent de la qualité mythique du lieu et rejaillissent sur les manifestations qui y sont organisées – et qui, vice versa, résultent de l’utilisation du lieu et rejaillissent sur l’endroit lui-même.
Cette corrélation s’est confirmée lors des diverses manifestations en mémoire et souvenir du Rapport du Grütli: en 1960 avec le Conseiller fédéral Paul Chaudet, en 1980 avec le président de la Confédération Georges-André Chevallaz, en 1989 – dans le cadre de la commémoration de la mobilisation générale de 1939 – avec le président de la Confédération Jean-Pascal Delamuraz et deux autres membres du gouvernement suisse ainsi que 100 membres des Conseils fédéraux et de très nombreux militaires. Ce ne fut pas un hasard si tous ces personnages investis de fonctions publiques importantes étaient originaires de Suisse romande, une partie du pays qui, à l’époque du serment du «Grütli», ne faisait pas encore partie de la Suisse, mais où – tout comme au Tessin d’ailleurs – le patriotisme a une valeur plus importante qu’en Suisse alémanique.
Après 1989, le schéma des commémorations a été dérangé: En 1990, aucune cérémonie particulière, pas plus en 2000; en 1999 en revanche, dans le cadre des controverses relatives au rôle de la Suisse durant la Seconde Guerre mondiale, le Grütli fut le théâtre d’une manifestation de protestation réunissant plus de 1000 personnes. Que l’année 1990 ne soit pas retenue pour un grand acte commémoratif s’explique par le fait que pour 1991, dans le cadre du 700e anniversaire de la Suisse, une fête de grande envergure était prévue au Grütli.12 En été 2005, le 65e anniversaire du Rapport du Grütli (qui ne s’imposait pas vraiment pour une grande fête) fut l’occasion pour le Conseiller fédéral Christoph Blocher de se rendre au Grütli pour y prononcer, devant un millier de personnes, un discours en faveur de la liberté et de la neutralité.13 Deux ans plus tard, il trouva totalement déplacé que sa collègue, Micheline Calmy-Rey (elle aussi originaire de Suisse romande), utilise le Grütli selon ses convictions (voir ci-dessous).
À qui appartient le Grütli?
Par principe, un lieu de mémoire public appartient à tous. On pourrait y voir un élément supplémentaire à l’appui de l’importance d’un tel lieu pour des utilisateurs de toutes catégories. Il s’agit d’une importance générale à laquelle correspondent par ailleurs les rapports de propriété que nous avons mentionnés plus haut: le peuple suisse est propriétaire du Grütli. La question de savoir dans quel canton le Grütli est situé, est récurrente dans les examens de naturalisation suisse.14 Le terrain appartient au territoire uranais, ce qui a plusieurs conséquences sur lesquelles nous reviendrons. Bien sûr, les Uranais sont fiers de «leur» Grütli, tout comme les Schwyzois sont fiers de «leur» charte fédérale, ou plutôt de leur exemplaire du pacte, qui sans aucun doute fut émis en trois exemplaires (un pour chacun des partenaires).
Comme l’exemplaire de Schwyz est le seul qui subsiste de nos jours, il a muté pour devenir «charte fédérale». Et les Schwyzois n’ont rien contre cette «valorisation» pour autant qu’ils demeurent propriétaires. Construite avec le concours de la Confédération, l’archive des chartes fédérales – l’actuel Musée des chartes fédérales – a été inaugurée en 1936, abritant d’une part les archives du canton et recelant d’autre part, au premier étage et selon l’expression de l’archiviste cantonal Josef Wiget, un «hall d’honneur à l’atmosphère sacrale», dans lequel étaient conservés et exposés plusieurs documents anciens dont la charte fédérale.15
En 2006, pour la première fois de son histoire vieille de plus de 700 ans, la charte fédérale quitta la Suisse pour trois semaines: au musée américain d’histoire des constitutions, le «National Constitution Center» de Philadelphie, elle fut présentée en pièce phare, dans le cadre de l’exposition «Sister Republics». Durant ce bref événement, davantage de personnes vinrent admirer ce vieux parchemin que durant toute une année en Suisse.16 Cette action de relations publiques et la médiatisation considérable qui s’ensuivit conférèrent à la charte fédérale, passablement tombée dans l’oubli, un renouveau d’attention en Suisse également.
Un groupe de super-patriotes croyaient pourtant pouvoir acquérir le parchemin, en passant par une collecte et la création d’une fondation spécifique afin de le protéger à l’avenir de tout voyage à l’étranger, estimé dangereux. Toutefois Schwyz fit savoir que la charte lui appartenait et qu’elle n’était pas à vendre. À l’intérieur du canton, les protecteurs nationalistes et conservateurs affichèrent une position des plus ambigües: d’une part, ils affirmaient que le gouvernement cantonal n’était pas compétent pour autoriser de tels voyages à l’étranger, la charte appartenant au peuple schwyzois; d’autre part, ils n’excluaient pas la privatisation de la charte afin de mieux la protéger en la confiant à une fondation spécifique.17
Mais revenons au Grütli: s’y rencontrent des gens de tous bords, des jeunes et des vieux, des Suisses et des étrangers, des civilistes et des militaires, des particuliers et du personnel d’entreprises en excursion. Chaque année ce sont quelque 70’000 visiteurs, de jour seulement, car il est interdit de passer la nuit au Grütli.18 Le lieu présente des caractéristiques contradictoires: c’est un centre et pourtant il est isolé; du fait qu’il soit isolé, le Grütli est difficile d’accès (et presque exclusivement en venant du lac) et les visites y sont cependant très nombreuses. Le Grütli accueille, entre autres, des personnalités étrangères en visite d’État pour une étape particulière: ainsi, en 1980, la reine d’Angleterre honora le Grütli durant 45 minutes et, en 2001, le président tchèque Vaclav Havel souhaita se rendre au Grütli. En 1991, lors de la cérémonie du 700e, Alexander Dubcek, héros du Printemps de Prague de 1968 et symbole de la liberté, se mêla d’ailleurs au public, en toute modestie.
Il n’y a aucun doute: pendant longtemps, le Grütli fut honoré surtout par la droite politique comme un lieu emblématique de la nation. La gauche politique n’y prit goût que bien plus récemment, utilisant ce lieu de mémoire mythique par exemple pour sa campagne électorale de 2003.19 L’ambition d’arracher le Grütli au monde masculin conservateur et aux forces nationalistes culmina lors de la cérémonie du 1er août 2007 organisée par l’Alliance F (Alliance des sociétés féminines suisses). La cérémonie fut ouverte par la présidente de la SSUP Judith Stamm (PDC) et y participa Micheline Calmy-Rey (PS) accompagnée de la présidente du Conseil national Christine Egerszegi (PRD, en costume folklorique argovien).20 De cette manifestation, qui fut organisée en dépit d’importantes oppositions et qui malgré cela – ou pour cela – battit le record de participation avec plus de 2000 personnes, il convient de retenir notamment une chose: les femmes engagées utilisèrent leur apparition dans la vitrine de la nation moins pour la propagande de «questions féminines» stricto sensu qu’elles ne se prononcèrent largement en faveur d’une politique éclairée, libérale et respectueuse des personnes. Vers la fin de la cérémonie, un engin explosif dissimulé dans la prairie sauta, heureusement sans blesser personne.21 La presse s’empara bien sûr de l’incident et le traita copieusement. Ce qui tout aussi naturellement conféra au Grütli un rayonnement supplémentaire. Le principal débat porta alors sur le coût élevé de la sécurité et notamment la question de savoir qui devait l’assumer.22
Cette cérémonie ainsi que le débat subséquent doivent être placés dans le contexte des Fêtes nationales antérieures. En effet, la nation fut consternée le 1er août 2000 lorsque le discours officiel prononcé par le Conseiller fédéral Kaspar Villiger fut perturbé et sifflé par des groupes d’extrême droite. La presse à sensation titra alors «La honte du Grütli» et c’est ainsi que l’événement entra dans l’histoire.23 Il s’agissait d’une action préméditée, ce n’était pas l’expression d’un mécontentement «démocratique» par rapport à la teneur du discours, car les sifflements débutèrent dès que Kaspar Villiger se dirigea vers le pupitre d’orateur. Kaspar Villiger était certes Conseiller fédéral (PRD et ministre des finances), mais il avait été invité en sa qualité de Lucernois afin de respecter une quasi tradition consistant à donner la parole à tour de rôle à des représentants des cantons riverains du lac des Quatre-Cantons. Il est vrai que cette fois, l’orateur était particulièrement connu. Généralement, des politiciens locaux s’exprimaient au Grütli. En demandant à un personnage plus connu de prendre la parole, on souhaitait sortir le Grütli de l’oubli, le revitaliser en quelque sorte.
Au cours des années suivantes aussi, la prairie du Grütli fut une zone d’intervention privilégiée pour les extrémistes de droite, lesquels pouvaient être assurés de l’attention des médias en agissant ici. En 2001, la cérémonie se déroula «dans le calme»; toutefois, les reportages des médias furent bien plus étoffés en ce qui concerne le nombre et l’équipement des sinistres patriotes qu’au sujet du discours de Franz Steinegger, uranais et ancien président du PRD Suisse.24 En 2005, un groupe d’extrême droite ayant entretemps gonflé pour atteindre 700 personnes perturba le discours de Samuel Schmid, alors président de la Confédération, devant un public impuissant qui lui aussi avait doublé.25
Les fauteurs de troubles, et surtout leurs sympathisants indirects du camp de droite justifièrent l’action en affirmant que le discours comportait des déclarations «provocatrices». Ce fut ressenti ainsi dans une mesure bien plus forte encore en 2006, lorsque Markus Rauh, ancien président de Swisscom, utilisa l’événement à des fins de propagande à l’approche de la votation relative à la loi sur les étrangers et la loi sur l’asile. Ces lois furent adoptées aux urnes peu de temps après – à une majorité de près de 70 %. Ce fait fut considéré comme d’autant plus choquant qu’en vertu du Règlement d’utilisation et de la pratique courante, toute manifestation de politique de partis était interdite au Grütli.26
Entre deux, une manifestation anodine mais – à franchement parler – un peu discutable se déroula au Grütli: en 2004, le 200e anniversaire de la première représentation du «Wilhelm Tell» de Schiller servit d’occasion pour donner au Grütli, durant tout l’été et pour une large part financée par Christoph Blocher, une version en plein air de la pièce originale adaptée par l’ensemble du théâtre de Weimar élargi par un groupe de danse.27 L’idée de départ, non convaincante d’ailleurs, fut que le génie du lieu, le «genius loci», favoriserait la compréhension de la pièce dont l’auteur ne s’était jamais déplacé en Suisse, comme on le sait.28 Christoph Blocher en profita pour faire passer un message dans son discours du 1er août à Herrliberg, sur la Côte d’or zurichoise, relatant qu’il s’était rendu au Grütli la semaine précédente pour y assister à la nouvelle mise en scène en plein air et qu’il avait quitté l’endroit, très impressionné et convaincu d’une chose: «L’histoire de Guillaume Tell est impérissable.»29
Dans la controverse de l’été 2007, portant sur la question de savoir si la présidente de la Confédération, Micheline Calmy-Rey, devait pouvoir prendre la parole au Grütli, le président de l’UDC, Ueli Maurer (Conseiller fédéral depuis 2009!) s’exprima et, bien sûr, il profita du moment pour formuler quelque chose de provocateur qui, selon la logique automatique des médias, le plaça, lui, au centre du débat. Et par conséquent, il trouve maintenant même une place dans la présente chronique… Ex-paysan et futur Conseiller fédéral, Ueli Maurer déclara en 2007: «Le Grütli n’est qu’un pré avec des bouses.»30 Pour les bouses, c’est vrai: le gérant du Grütli fait paître des bovins dans le pré.31 Le «ne… que» en revanche est archi-faux. Au Grütli, comme dans tout pâturage, il y a des excréments de bétail, mais tout pâturage n’a pas la valeur emblématique du Grütli.
Afin d’empêcher des extrémistes de droite de participer à la cérémonie au Grütli, la SSUP introduisit en 2007 un système de billets d’entrée sur inscription individuelle (permettant un contrôle individuel). Les médias critiquèrent ce système pour deux raisons: d’une part, il était gênant que pour accéder à la prairie nationale, il faille un titre d’entrée; d’autre part, il était gênant qu’une seule personne, à savoir le directeur de la SSUP, Herbert Ammann, décide de l’autorisation ou du refus d’accéder à la prairie. En outre, était dénoncé le fait qu’à partir de 2008, ce ne serait plus la Commission du Grütli, traditionnelle et composée de ressortissants de Suisse centrale, qui déciderait du programme et notamment de la personne qui prononcerait le discours officiel, mais des «juristes du Plateau».32
Après l’utilisation efficace du Grütli par Micheline Calmy-Rey, des voix s’élevèrent en pays d’Uri désireuses de forcer l’opinion que le Grütli appartenait aux Uranais et que, par conséquent, ceux-ci étaient légitimés à interdire d’autres manifestations de ce type. En 2008, l’orateur fut de nouveau des leurs (Josef Dittli, Conseiller d’État PRD). Cependant des personnes proches de l’UDC avaient introduit une initiative comportant 1291 signatures – chiffre symbolique puisque 600 signatures auraient été suffisantes – et visant à interdire les cérémonies de Fête nationale avec des discours prononcés par des ressortissants autres qu’uranais.33 Toutefois, par 41 contre 17 voix, cette intervention fut déclarée nulle par le parlement d’Uri en février 2009. Le peuple ne s’exprima donc pas sur ce sujet. Une expertise de l’université de Berne avait en effet constaté que l’initiative était contraire à la garantie de la propriété et contraire à la liberté de réunion et que, par conséquent, elle était contraire à des droits supérieurs.34
À l’avenir aussi, l’opinion publique souhaitera savoir comment, parmi les quelque 2500 autres cérémonies du pays, la Fête nationale du Grütli aura été célébrée et – point qui intéressera presque davantage – si les extrémistes de droite seront parvenus à faire du tapage. En 2008 aussi, avant la Fête nationale, les médias dirigèrent le focus sur les mesures de sécurité prises pour le Grütli. Or, ce même Grütli resta passablement calme le 1er août 2008 (un vendredi) où il pleuvait à verse.35 Le lundi suivant, on apprit que les extrémistes de droite s’étaient réunis le dimanche 3 août au Grütli, qu’ils étaient au nombre de 300 et, que la police les avait observés, sans toutefois intervenir.
Notes de bas de page:
[1] Georg Kreis, 1291 oder 1307 oder: Das Datum als Quelle. Zum Streit über das richtige Gründungsdatum. Dans: Die Erfindung des Tells. Der Geschichtsfreund 160. Band 2007. Zug. Pages 53-66.
[2] Les extrémistes de droite avaient eu pour habitude de se rassembler à Sempach auparavant; depuis qu’ils ont été chassés du Grütli, ils y retournent de nouveau plus souvent. En ce qui concerne leur entrée en scène au Monument du Lion à Lucerne, en 1992 (200 ans après la prise des Tuileries à Paris) voir: Georg Kreis, Zeitzeichen für die Ewigkeit. 300 Jahre schweizerische Denkmaltopografie. Zürich 2008. Page 31.
[3] Claus D. Eck et al., Störfall Heimat – Störfall Schweiz. Zürich 1990.
[4] NHG-Schlussbericht der Prospektivkonferenz. Aarau 1973.
[5] Jean-Pierre Vouga, Les Helvètes au Grütli. Lausanne 1988. Voir également: Georg Kreis, Mythos Grütli. Geschichte eines Erinnerungsortes. Zürich 2004. 271 pages et 72 ill.
[6] Pour la signification contemporaine à 1291 du document, voir: Roger Sablonier, Gründungszeit ohne Eidgenossen. Politik und Gesellschaft in der Innerschweiz um 1300. Baden 2008. Pages 163 et ss.
[7] En ce qui concerne l’introduction du 1er août comme date de la Fête nationale, voir: Georg Kreis, Der Mythos von 1291. Zur Entstehung des schweizerischen Nationalfeiertages. Basel 1991. 95 pages.
[8] Kreis, 2004. Pages 99 et ss.
[9] Ibid. Pages 105 et ss.
[10] Ibid. Page 239.
[11] Enquête du journal de Coop sur la Fête nationale, 25 juillet 2001. Déjà visité le Grütli: 51 %, visité le Grütli avec l’école: 29%.
[12] Comme en 1891 et 1941, Kreis, 2004. Pages 35 et ss.
[13] www.swissinfo.ch/ger/archive.html?siteSect=883&sid=5964028&ty=st
[14] Sur 16 candidat-e-s au Conseil national parvenus au second tour d’un concours, 8 ont attribué le Grütli au canton d’Uri (réponse correcte) et 8 ont donné une mauvaise réponse: Schwyz (7) et Obwald (1). Voir: «Basler Zeitung» du 25 septembre 2007.
[15] Voir: Guy P. Marchal, Das Bundesbriefarchiv als Zeitmaschine. Eine Betrachtung zum historischen Wissen. Et également: Roger Sablonier, Das neue Bundesbriefmuseum. Les deux contributions ont été publiées dans: Die Entstehung der Schweiz. Vom Bundesbrief 1291 zur nationalen Geschichtskultur des 20. Jahrhunderts. Schwyz 1999. Pages 147-160 et 161-176.
[16] www.presence.ch
[17] Primin Schwander, porte-parole: «En ma qualité de Président de l’UDC Schwyz et de l’ASIN, suite à l’annonce de ce prêt de la charte fédérale, jamais auparavant je n’avais reçu autant de réactions orales et écrites de citoyens et citoyennes révoltés – sans oublier les appels pressants de faire quelque chose contre.» (www.pirmin-schwander.ch/files/Bundesbrief%20Schwander.pdf).
[18] Description d’une visite normale. Ainsi celle de Margret Müller, Ein Sonntag auf dem Grütli, dans: NZZ du 27 et 28 juillet 1985 (contribution à l’approche du 1er août).
[19] Affiche comportant le slogan «Notre patriotisme ne connaît pas de frontières». Les Trois Suisses prêtant serment portent des tuniques différentes: l’une arbore la croix suisse, l’autre les étoiles de l’Union européenne et la troisième l’emblème des Nations Unies.
[20] www.news.ch/Ruetli+Feier+ausverkauft+zwei+Drittel+der+Tickets+fuer+Frauen/282037/detail.htm Cette cérémonie avait été précédée d’une visite du corps diplomatique au Grütli, ce qui manifestement apporta de l’eau au moulin des intentions de la présidente de la Confédération.
[21] L’auteur présumé de l’attentat est toujours en détention provisoire (juillet 2008).
[22] Les mesures de sécurité exagérées prises pour la cérémonie du 1er août 2006 coûtèrent 1,25 million de francs. Pour le 1er août 2007, 300’000 francs suffirent et furent assumés par des personnes privées, notamment par Johann Schneider-Ammann, alors Conseiller national PRD.
[23] Suite au succès du 1er août 2000, le Parti des Suisses nationalistes (PSN) fut fondé.
[24] www.antifa.ch/Texte/010802blick.shtml Chaque année, il est plus facile de savoir combien de personnes anonymes d’obédience d’extrême droite ont participé aux festivités du Grütli que de connaître le nom de l’orateur officiel.
[25] Le Conseiller fédéral Schmid en résumé: Le souvenir de la fin de la Seconde Guerre mondiale d’il y a 60 ans vaut obligation pour chacun de s’opposer aux ambitions totalitaires et extrémistes. De tout temps, la Suisse a toujours su se passer de «führer». C’est son peuple qui délibère et agit. L’intégration des étrangers est un défi considérable. Il est indispensable de construire des ponts et de préserver la paix du travail et des confessions. (www.news.search.ch/inland/2005-08-01/schmid-auf-dem-ruetli-gegen-extremismus).
[26] www.cms.deimos.ch/download/13/filecontainer/downloads/benutzungsordnung_r_tli_homepage.pdf – SVP? Pour un parti politique quel qu’il soit, il est problématique de faire une excursion au Grütli (voir les événements du 8.7.2006). Cas limite: l’organisation de la Journée suisse des réfugiés, le 15 juin 2002, à laquelle l’auteur a contribué. Voir: Kreis, 2004, pages 191 et ss.
[27] www.presseportal.ch/de/pm/100006093/100478669/schweizerische_gemeinnuetzige_gesellschaftt – (pressemappe_guenther_uecker.pdf) Par ces représentations, la SSUP souhaitait entre autres désamorcer les complications avec les extrémistes de droite.
[28] Ce spectacle a ouvert le champ à deux publications: Barbara Piatti, Tells Theater. Eine Kulturgeschichte in fünf Akten zu Friedrich Schillers Wilhelm Tell. Basel 2004. Et également: Georg Kreis (voir la note 2 ci-dessus), l’auteur, après trente ans de recherches à ce sujet, étant en mesure de publier dans les plus brefs délais un ouvrage aux éditions Orell Füssli.
[29] Voir: NZZ du 2 août 2004 sous le titre «Blochers Ode auf Freiheitskämpfer Tell».
[30] Sonntagsblick, 21 mai 2007. Commentaire de l’auteur, demandé par la rédaction du journal.
[31] Comprenant 2,9 ha de terre agricole et 2,8 ha de forêt, le Grütli a un parc animalier délibérément très restreint: deux vaches, deux veaux, deux cochons et quelques poules.
[32] «Zürcher bestimmen Grütli-Redner», «Herr Ammann sagt, wer aufs Grütli darf», «Das Grütli gehört allen», dans: Tages-Anzeiger du 29 janvier, 25 juin et 2 août 2008.
[33] Lors de la remise de l’initiative, il fut question de 1347 signatures, Tages-Anzeiger du 16 février 2008.
[34] www.nzz.ch/nachrichten/schweiz/initiative_fuer_bundesfeierverbot_auf_ruetli_ungueltig_1.1970179.html
[35] En 2008, les extrémistes de droite étaient présents au moins dans les grands titres. Ainsi: «Während auf dem Grütli das Wetter und nicht Rechtsextreme die Feier trübte» (Tages-Anzeiger du 2 août 2008).