14. janvier 2016

Aide sociale: les communes se déchargent sur des privés

Daniel Benz, Beobachter, 2.4.2015 ?Faire les malins face à la loi: les services sociaux publics tentent de plus en plus souvent de se décharger sur des fondations à but non lucratif d’utilité publique.

Daniel Benz, Beobachter, 2.4.2015
Faire les malins face à la loi: les services sociaux publics tentent de plus en plus souvent de se décharger sur des fondations à but non lucratif d’utilité publique.

Même au téléphone, on a l’impression de percevoir l’incompréhension qui se dessine sur le visage de l’interlocuteur qui explique qu’il avait toujours été possible jusque-là «d’endiguer à un faible niveau les dépenses de l’aide sociale grâce à des organisations d’intérêt public». Et tout d’un coup, ce refus. En effet, ce responsable du service social d’une commune bernoise de taille moyenne avait pris l’habitude que, pour les bénéficiaires d’aide sociale, les frais de traitements dentaires soient pris en charge par des organisations privées. Mais Walter Noser, directeur de la fondation «SOS Beobachter», lui rappelle les dispositions de la loi sur l’aide sociale: les traitements dentaires de base, dès lors qu’ils sont appropriés, font partie des soins médicaux de base et ces derniers doivent être financés par les pouvoirs publics. «Les dons que nous recevons ne sont pas destinés à soulager les caisses de l’Etat!», se révolte Walter Noser.

Cette phrase, il doit la répéter souvent ces derniers temps. En effet, sur son bureau auprès de la fondation «SOS Beobachter», les lettres affluent en provenance de divers services sociaux communaux, demandant une prise en charge de coûts pour des bénéficiaires d’aide sociale. Or, ce sont les services sociaux eux-mêmes qui devraient payer ces frais. Etant donné le débat actuel sur l’aide sociale, lequel, pour la droite, est même devenu un sujet de campagne électorale, il n’est pas surprenant que ce type de lettres soit «en nette augmentation». Les dépenses pour lesquelles une prise en charge est demandée sont relativement modestes, comparées à d’autres tâches communales. Toutefois, elles sont politiquement exploitables: lorsque dans un village, on peut faire valoir que l’on fait des économies, cela donne des points.

Les services sociaux demandent de l’aide[nbsp]

Et l’idée fait école, comme des exemples de la pratique actuelle de «SOS Beobachter» en attestent.

– Le service social de trois communes lucernoises demande une participation au financement d’un appareil acoustique pour une bénéficiaire d’aide sociale. Cette personne élève seule un enfant, gagne 2800 francs par mois et dépend d’un complément versé par l’aide sociale. Or, selon les lois cantonales, les services sociaux doivent prendre en charge l’acquisition de moyens auxiliaires médicalement indispensables. En principe, les communes reconnaissent cet état de faits, mais elles s’esquivent et essayent de marchander: elles ne veulent payer que la moitié et considèrent que le reste, soit 3800 francs, correspond à la part personnelle imputable à la bénéficiaire elle-même. La fondation «SOS Beobachter» refuse de se prêter à ce jeu – les dispositions légales doivent s’appliquer en totalité, non pas seulement pour moitié.

– Le service social d’une petite ville du Toggenbourg écrit que «pour une famille de six personnes, c’est lourd» de payer des arriérés de Fr. 904.65 à titre de charges accessoires au loyer. Pour la commune toggenbourgeoise aussi? En tout cas, elle mendie: S’il te plaît, «SOS Beobachter», paie donc à notre place! Mais la fondation ne l’entend pas de cette manière. Selon les directives de la Conférence suisse des institutions d’action sociale (CSIAS), le service social public doit prendre en charge de tels frais.

– Au fond, la nouvelle est bonne pour cette commune argovienne: une bénéficiaire d’aide sociale lui annonce qu’elle va déménager pour le village voisin où elle a trouvé un appartement moins cher. Toutefois, il n’y a pas de temps à perdre avant d’entrer dans les nouveaux lieux. Ainsi, pour un mois, deux loyers seront donc à payer. Mais le service social communal refuse de payer les deux, bien que, selon les directives de la CSIAS, il pourrait le faire. En grinçant des dents, la fondation «SOS Beobachter» accède à la demande de prise en charge d’un loyer. La fondation souhaite éviter une poursuite à la bénéficiaire afin que cette personne puisse repartir du bon pied.

– Payer 1017 francs pour des séjours de camps et des cours de sport de trois enfants d’une même bénéficiaire d’aide sociale, élevant seule ces enfants? Les autorités communales d’un village bernois ne sont pas d’accord – et passent le dossier à des fondations privées. Toutefois, selon les directives de la CSIAS, le service social local doit prendre en charge ces frais. La participation des enfants et des adolescents à la vie sociale doit être favorisée.

– Il manque environ 1400 francs à un ressortissant turc, bénéficiaire d’aide sociale, pour obtenir un permis l’autorisant à exercer une activité professionnelle comme chauffeur en Suisse. Pour lui et sa famille, ce serait une opportunité pour sortir de leur dépendance de l’aide sociale. Bien que ce soit dans son propre intérêt, la commune de domicile de cet homme refuse de débourser la somme – la fondation «SOS Beobachter» n’a qu’à payer à sa place.

Dans la loi, il est écrit «peut» à la place de «doit»

Des exemples de ce type, il y en a à l’infini. Pour Peter Mösch Payot, enseignant et chef de projet au Centre de compétences pour la sécurité sociale à la Haute école spécialisée de Lucerne, les données manquent pour savoir si le phénomène des frais d’aide sociale transférés à des organisations privées s’est renforcé. Toutefois, le spécialiste confirme que le système n’est pas à l’abri de cela, notamment au niveau des prestations dites «situatives», c’est-à-dire celles qui s’ajoutent à la couverture des besoins de base. «A ce niveau, il existe des marges de manœuvre pour les prestataires et des éléments d’appréciation peuvent entrer en jeu.»

Dans les lois cantonales, il est alors écrit «peut» à la place de «doit». Certaines aides peuvent donc être accordées sans être obligatoires. Cette option a été créée afin de permettre aux communes d’intervenir cas par cas et de lutter ainsi contre la pauvreté. Walter Noser de «SOS Beobachter» explique: «Qu’il n’y ait pas obligation ne signifie pas que les communes doivent ignorer l’option.» Toutefois, de plus en plus souvent, c’est ce qui se produit. Et selon Walter Noser, cela ouvre la porte à l’arbitraire. Dans une même situation, tel village refuse de payer alors que tel autre paye.

La fondation «SOS Beobachter» n’utilise ses dons que de manière subsidiaire. Autrement dit: il n’y a pas de prise en charge tant que, selon la loi, le financement incombe à l’Etat ou à une assurance. «SOS Beobachter» n’accède donc pas à des tentatives de services malins, visant à contourner le principe de subsidiarité – que ce soit par calcul ou par paresse ou encore parce que le personnel est dépassé. La fondation «SOS Beobachter» ruse alors un peu, à son tour, en ce qu’elle encourage les bénéficiaires d’aide sociale dont la demande a été refusée par la commune de réitérer cette demande en exigeant une ordonnance susceptible de recours. «J’attends des communes qu’elles ne se contentent pas d’administrer la pauvreté, mais qu’elles deviennent actives et se préoccupent des cas chez eux», explique le directeur de «SOS Beobachter». A défaut d’un dénouement côté commune, il n’est pas impossible que la fondation intervienne pour finir. «Le formalisme est une chose; l’essentiel est tout de même de secourir les gens démunis.»

Les fondations sont appelées à réclamer le remboursement

A Zurich, le Centre indépendant pour le droit à l’aide sociale suit de près les tentatives de faire supporter l’aide publique à des organisations privées. Directeur du Centre, Andreas Hediger mentionne les cautions de loyer, dont le paiement est très souvent recalé à des organisations sans but lucratif alors même que ces cautions font partie des frais de logement et que le service social public doit intervenir à ce niveau. Afin de stopper cette tendance fâcheuse, Andreas Hediger souhaite que les organisations privées soient plus strictes: «Elles ne devraient pas accepter de prendre en charge des prestations incombant à l’Etat ou alors elles doivent en exiger le remboursement plus tard. Dans une attitude de bienveillance, elles aident souvent – alors qu’en fait, on abuse d’elles.»

Il arrive toutefois que la situation se retourne. Ainsi, le service social d’une commune bâloise a demandé à la fondation «SOS Beobachter» de prendre en charge les factures impayées d’un de ses habitants; le total s’élevait à 1800 francs. La commune précisait dans sa demande que ce serait bien d’assister cet homme afin qu’il puisse sortir de sa spirale d’endettement, ajoutant qu’il n’avait pas droit à l’aide sociale. La fondation a vérifié ce dernier point, et il s’est avéré que l’homme y avait bien droit! Plutôt que de faire des économies, cette commune bâloise s’est donc retrouvée avec un bénéficiaire supplémentaire d’aide sociale. Autrement dit: elle s’est infligé un autogoal.

Daniel Benz est membre du Conseil de fondation de «SOS Beobachter». Au sein de ce Conseil, il est chargé de rendre compte des activités de «SOS Beobachter». Du fait de cette mission, il est souvent en contact avec des personnes qui ne sont pas gâtées par la vie. Nous reproduisons ici un article récemment rédigé par Daniel Benz pour le Beobachter. L’auteur a observé que les services sociaux du secteur public ont tendance à reléguer les tâches de l’Etat à des fondations privées. La SSUP, elle, a fait ces mêmes expériences au niveau de son aide individuelle.