6. mars 2019
Assistance, soins et inégalités sociales à l’échelle mondiale
Pour les familles transnationales, la prise en charge des proches restés dans leur pays d’origine naît d’un sentiment d’obligation et d’une sorte de «contrat moral». L’assistance peut prendre de nombreuses formes: voyager pour être physiquement aux côtés de ces parents, envoyer de l’argent, être en contact fréquent par téléphone ou vidéo. Les modalités de réalisation de cet échange matériel, humain et affectif diffèrent selon le statut socio-économique et juridique, mais aussi selon le genre.
Réseaux familiaux transnationaux et «mondialisation» des actes d’assistance
Dans les familles transnationales, la prise en charge des membres vulnérables de la famille, des enfants et des parents âgés joue un rôle essentiel. Selon le «Global Care Circulation Concept» (concept de la circulation mondiale des soins), la mondialisation de la migration de travailleurs domestiques, qui laissent leurs propres enfants à d’autres membres de la famille pour aller s’occuper des enfants et personnes âgées de familles riches dans les pays occidentaux ou nordiques, constitue «une solution privée à un problème public». Mais comment les parents âgés de ces personnes migrantes sont-ils pris en charge? Et enfin, comment fonctionne la circulation mondiale des soins? La prise en charge des parents âgés de migrants devient un sujet d’actualité, non seulement du point de vue des transmigrants ou du fait de la mobilité croissante des personnes au fil des générations, mais aussi en raison du vieillissement progressif de la population, tant dans les pays du Nord que du Sud. Les personnes migrantes qui vivent loin de leurs parents âgés élaborent des stratégies et œuvrent pour elles de différentes manières et en prenant différentes mesures. Lorsque l’on aborde la question des soins aux personnes âgées –comme d’ailleurs pour l’ensemble du débat mondial sur les soins – on doit s’intéresser aux rapports entre les genres au sein des relations et organisations familiales ainsi qu’au statut socio-économique des migrants, mais aussi, d’après nous, dans le cas des familles transcontinentales, au statut juridique des migrants soignants.
Au niveau mondial, le travail de soins est le travail des femmes
Selon des études récentes, ce sont principalement les femmes migrantes qui s’occupent de leurs parents dans leur pays d’origine. Les responsabilités sont encore essentiellement réparties par genre, comme le décrit la théorie de la reproduction sociale. En raison du succès économique croissant des femmes migrantes hautement qualifiées, l’assistance financière aux parents tend à devenir davantage égalitaire entre les genres. En outre, les femmes migrantes ayant une situation socio-économique confortable disposent des moyens financiers et souvent légaux (migration légale et nationalités multiples) de voyager fréquemment pour être physiquement présentes auprès de leurs parents. Cependant, l’égalité ne semble pas s’étendre au travail de soins. L’étude de De Silva sur les familles transnationales sri-lankaises et australiennes montre que les femmes migrantes apportent un soutien émotionnel et affectif à leurs parents (contacts téléphonique ou vidéo quotidiens, contre deux fois par mois pour les hommes), les assistent financièrement ou effectuent des voyages aller-retour. Pendant ce temps, les hommes migrants conservent leur rôle traditionnel de soutien de famille.
Un regroupement familial plus difficile
En Europe, les migrants originaires de pays du Sud, même s’ils ont acquis la citoyenneté, doivent faire face à des réglementations restrictives en matière d’accès à la migration. En effet, outre le travail ou les études, le regroupement familial représente une part considérable des titres de séjour accordés. Or le regroupement familial comprend le conjoint, les enfants et les autres membres de la famille. Les législations européennes n’accordent en revanche de permis de séjour aux parents âgés de transmigrants intercontinentaux que dans des cas très restreints. Ainsi, le système d’admission empêche les migrants d’avoir leurs parents auprès d’eux pour pouvoir s’en occuper plus facilement; il affecte d’ailleurs tous les migrants. Les solutions envisageables diffèrent selon le genre, les possibilités socio-économiques et juridiques en termes de temps et de ressources financières. En particulier, on attend de toutes les femmes non seulement qu’elles prennent l’initiative d’organiser les soins aux personnes âgées, mais aussi qu’elles assurent elles-mêmes ces soins.
La circulation mondiale des soins, reflet des inégalités sociales
La question de la prise en charge des parents par les migrants au sein des réseaux familiaux transnationaux rend encore plus complexe le concept de la circulation mondiale des soins. Focalisé sur la circulation transnationale des personnes, des services et des liens sociaux, ce concept néglige en partie la question des inégalités sociales globales. Le cas des femmes migrantes hautement qualifiées qui s’occupent de leurs parents fait apparaître de nouveaux aspects des inégalités, sociales et de genre, dans la circulation mondiale des soins. Les femmes migrantes réussissant économiquement et ayant un statut légal assuré (ou un statut naturalisé/binational) ont un comportement en termes d’ambition professionnelle et de réussite sociale plus ou moins identique à celui des femmes du Nord qui réussissent économiquement. Compte tenu des attentes de la société en matière de responsabilité des soins familiaux, elles s’engagent de deux manières spécifiques dans la circulation des soins: elles délèguent le travail de soin dans leur pays de résidence à d’autres femmes migrantes du Sud, mais délèguent aussi les soins de leurs parents dans leur pays d’origine à d’autres femmes moins qualifiées, ce qui contribue souvent à l’exode rural, voire à la migration internationale.