11. mai 2016

Ce qui distingue les distinctions

La plupart du temps, ce sont des sociologues, psychologues du travail et politologues qui s’intéressent au bénévolat et à la motivation des bénévoles. Par vos analyses, vous avez démontré à plusieurs reprises que l’estime est un important facteur de motivation pour les bénévoles mais que les indemnisations monétaires ont plutôt l’effet contraire: elles diluent la motivation des bénévoles. C’est avec une grande attention que la SSUP a suivi et soutenu l’étude de Bruno S. Frey et Jana Gallus sur le bénévolat. Son titre: «Freiwillig? Ausgezeichnet! Eine ökonomische Analyse von Auszeichnungen im Freiwilligensektor». Il s’agit d’une analyse économique des distinctions attribuées dans le secteur du bénévolat

La plupart du temps, ce sont des sociologues, psychologues du travail et politologues qui s’intéressent au bénévolat et à la motivation des bénévoles. Par vos analyses, vous avez démontré à plusieurs reprises que l’estime est un important facteur de motivation pour les bénévoles mais que les indemnisations monétaires ont plutôt l’effet contraire: elles diluent la motivation des bénévoles. C’est avec une grande attention que la SSUP a suivi et soutenu l’étude de Bruno S. Frey et Jana Gallus sur le bénévolat. Son titre: «Freiwillig? Ausgezeichnet! Eine ökonomische Analyse von Auszeichnungen im Freiwilligensektor». Il s’agit d’une analyse économique des distinctions attribuées dans le secteur du bénévolat. Frey et Gallus ont analysé l’efficacité des distinctions, prix, certificats, médailles, insignes d’honneur, trophées, coupes, ordres et titres honorifiques au moyen de trois méthodes complémentaires:

  • Expérience de terrain auprès de rédacteurs et rédactrices de Wikipédia;
  • Étude transversale quantitative à l’aide d’un questionnaire structuré en ligne auprès de 2000 organismes de bénévoles;
  • Entretiens semi-structurés approfondis avec une douzaine de spécialistes dans le domaine du travail bénévole et des distinctions (notamment Bruno Staffelbach, Georg von Schnurbein, Theo Wehner et Roman Herzog).

L’équipe des auteurs a appliqué l’approche de l’économie empirique. Cette approche économique ne postule pas – comme pourrait le penser le profane – que l’argent est le premier moteur du travail humain, mais que les gens réagissent de manière systématique à des incitations intrinsèques ou extrinsèques et que leurs réactions à des interventions peuvent donc être prédites de l’extérieur. Les distinctions sont des incitations qui proviennent de l’extérieur, qui influent sur la volonté intérieure.

Les entreprises et les organismes à but non lucratif ne fonctionnent pas très différemment

On considère en général les entreprises et les organisations de bénévoles comme antinomiques: contrats contre accords verbaux, salaire contre estime, motivation extrinsèque contre motivation intrinsèque, salaire contre recherche de sens, maximisation du gain contre philanthropie, profit personnel contre utilité générale. Les auteurs montrent toutefois qu’une analyse plus précise révèle que les points communs fondamentaux entre les entreprises visant le profit et les organismes à but non lucratif l’emportent. Dans ces deux formes d’organisation, il est essentiel que les énoncés de mission et les responsabilités soient clairement établis, et d’assurer la promotion et l’implication des participants dans les processus décisionnels. De plus, dans les deux cas, la motivation des membres est indispensable. Une entreprise ne peut pas motiver ses salariés uniquement par des incitations externes. Les incitations intrinsèques, dont l’importance est fondamentale dans les organismes bénévoles, jouent également un rôle majeur dans les entreprises. Pour réussir, le management d’une entreprise doit pouvoir compter sur le fait que les salariés agissent par contentement intérieur, s’il est trop difficile, trop coûteux, voire impossible,[nbsp]d’agir par simple respect des accords formels. La créativité des collaborateurs dépend dans une large mesure de l’intérêt qu’ils prennent à leur travail. Quant aux distinctions non matérielles, elles ont par rapport aux incitations financières, comme les bonus, l’avantage de susciter l’attention publique, mais aussi de renforcer à la fois le sentiment d’appartenance des collaborateurs à leur organisation et le statut social de celui qui les attribue.

Bilan[nbsp]1: Les entreprises ont à apprendre de la part des organismes bénévoles en ce qui concerne la[nbsp] motivation des salariés.

Les récompenses ont aussi une action virtuelle

L’étude de cas auprès de Wikipédia porte sur la question fondamentale de savoir si les distinctions sont efficaces ou non, et si elles ont l’effet[nbsp] recherché sur l’implication dans le travail des bénévoles. Comme une part importante des auteurs d’articles sur Wikipédia ne fait qu’une seule contribution, puis se retire, une nouvelle distinction a été introduite dans le cadre de l’expérience de terrain («Edelweiss»), permettant d’honorer les contributions des auteurs. Chaque mois, on regardait quels éditeurs avaient contribué pour la première fois à Wikipédia. Un nombre fixe de ces contributions était récompensé. Les autres éditeurs ne recevaient pas de distinction et servaient de groupe témoin. La contribution était à chaque fois placée dans la page de discussion des gagnants et leurs noms apparaissaient sur une page d’honneur du portail national de Wikipédia Suisse créée à dessein. L’effet était frappant. La part des éditeurs qui s’impliquaient davantage dans le travail de Wikipédia a augmenté de 25[nbsp]% le mois suivant. Dans le groupe des contributeurs sans récompense, seuls 35[nbsp]% restaient actifs, tandis que parmi les personnes récompensées, 43[nbsp]% poursuivaient leur travail. Ces effets étaient visibles aussi bien à court qu’à long terme. Les distinctions sont donc à même de consolider nettement et durablement, et même d’accroître, la motivation des bénévoles. Cet effet est d’autant plus surprenant que les distinctions étaient attribuées à des pseudonymes et ne pouvaient donner lieu à aucun avantage matériel ou immatériel – comme par exemple une augmentation du prestige au sein du cercle des connaissances.

Bilan 2: Même chez les bénévoles en ligne, la motivation est avant tout intrinsèque. Et des distinctions même virtuelles et anonymes augmentent la motivation à travailler bénévolement.

Les organisations bénévoles n’agissent pas toujours de manière logique

Menée auprès de 2000 sur les quelque 60’000 organismes bénévoles en Suisse alémanique, l’enquête en ligne a fait ressortir plusieurs types de comportements des organismes bénévoles, qui donnent à réfléchir. Ainsi, 62[nbsp]% des organisations bénévoles ne donnent aucune distinction, alors que 75[nbsp]% des personnes responsables au sein des organisations estimaient que les distinctions constituaient un moyen approprié d’attirer de nouveaux bénévoles. D’autre part, 59[nbsp]% des personnes interrogées pensaient que les distinctions avaient un impact positif sur les bénévoles qui n’avaient pas encore reçu de distinction jusque-là. 58,1[nbsp]% des organismes attribuent des titres honorifiques, 33,8[nbsp]% expriment des louanges publiques, 29,7[nbsp]% décernent des certificats, 17,2[nbsp]% donnent des médailles, 12,4[nbsp]% des insignes et 8,7[nbsp]% des trophées. Environ un tiers des organismes attribuent d’autres formes de récompenses, telles qu’un dossier bénévolat, des cadeaux, bons d’achat, repas de remerciement, fleurs, vins, mentions dans le journal du club, ainsi que des remerciements et honneurs à l’assemblée générale. 83[nbsp]% des organismes distinguent des individus. Seuls 9[nbsp]% distinguent des groupes. Chez 89[nbsp]% des organismes, un engagement hors norme est un critère essentiel pour l’attribution de distinctions. La durée d’appartenance à l’organisme est citée par 84[nbsp]% des organismes bénévoles comme motif d’attribution de distinctions.

Bilan 3: Dans de nombreux organismes bénévoles, l’attribution de distinctions ne fait pas encore partie de la planification stratégique.

La contribution des spécialistes

Les douze personnes qui étudient à titre professionnel le travail bénévole et/ou l’attribution de distinctions, ont largement confirmé les résultats obtenus avec l’enquête en ligne et l’expérience sur Wikipédia. La plupart de leurs conclusions n’ont guère de quoi surprendre. Toutefois, certaines idées pourraient et devraient avoir un impact pour l’avenir:

  • Avec «l’économisation» du monde, qui fait considérer que ce qui a de la valeur est ce qui coûte ou rapporte de l’argent, les organismes du secteur bénévole, de même que la science, sont de plus en plus sous pression. À cet égard, les récompenses non monétaires constituent un contrepoids essentiel à la monétarisation du travail.
  • Le secteur bénévole n’est pas encore confronté à une inflation des distinctions. Les récompenses financières, devenues presque automatiques sur le marché du travail (bonus), ont en revanche perdu depuis longtemps toute action positive sur la motivation au travail. C’est pourquoi il est d’autant plus nécessaire d’éviter un excès de distinctions immatérielles.
  • Les bonifications pour tâches d’assistance en faveur des membres fragiles qui, comme l’accueil d’enfants, sont indemnisables par l’AVS ou qui sont déductibles des impôts à titre de dépenses, auront à l’avenir une place de plus en plus prépondérante dans l’agenda politique.
  • L’effet positif et durable des distinctions sur les personnes qui les reçoivent, sur les organisations qui les décernent, ainsi que sur la société, doit être étudié de plus près.
  • On ne devrait pas miser uniquement sur les distinctions pour renforcer la motivation des bénévoles. Des tâches sensées, ainsi qu’un sentiment d’appartenance à l’organisation, sont les facteurs de motivation les plus importants pour le travail bénévole.
  • Les organisations bénévoles doivent s’engager encore davantage en faveur de la mobilité de leurs membres.

Bilan 4: Au cours des prochaines décennies, les organismes bénévoles et la société civile dans son ensemble seront confrontés à des changements sociaux et démographiques majeurs. Il est indispensable de poursuivre les recherches dans ces domaines, mais aussi d’inclure ces thématiques dans l’agenda politique.

Conseils pour l’attribution de distinctions

L’équipe de chercheurs composée de Bruno S. Frey et de Jana Gallus conclut son analyse par un catalogue pratique d’éléments et de critères à prendre en compte ou à éviter absolument lors de l’attribution de distinctions. Ces règles ne valent pas seulement pour les organismes bénévoles dans le domaine social, mais tout aussi bien pour les entreprises à but lucratif et pour les administrations publiques. Dans les organismes bénévoles, les distinctions doivent toutefois être maniées avec un surcroît de précautions, car elles peuvent ôter aux personnes travaillant bénévolement la possibilité de se représenter leur engagement comme une manière purement désintéressée de faire le bien.

  • Les distinctions font partie d’une culture globale de la reconnaissance. Elles ne sont pas, comme la Fête des mères un alibi, un substitut ou une compensation pour une estime qui devrait durer toute l’année.
  • Les distinctions doivent mettre l’accent sur l’autonomie et l’indépendance de la personne récompensée. Lors de l’attribution du prix, souligner l’engagement volontaire, choisi par la personne elle-même.
  • Récompenser l’engagement fidèle et l’innovation plutôt que des actes héroïques isolés.
  • Les organisations ont un fonctionnement plus fiable avec des récompenses immatérielles et un cadre modeste.
  • Les distinctions doivent être justifiées de manière compétente, afin d’éviter l’impression d’une instrumentalisation à des fins de marketing pour sa propre cause.
  • Les distinctions seront des gestes effectués par surprise, et non des pseudo-bonus automatiques.
  • Les distinctions honorent également l’entourage des personnes récompensées et renforcent ainsi le sentiment de communauté.
  • Choisir avec soin l’assemblée qui décidera de l’attribution des prix[nbsp]: un mélange de dirigeants et d’experts.
  • Les distinctions doivent être perçues comme justes par l’entourage. Il est indispensable de maintenir une distance entre les personnes qui attribuent et celles qui reçoivent la récompense.
  • Les distinctions dépendent du contexte. Il existe des rituels traditionnels très différents en fonction des secteurs de bénévolat.
  • Des distinctions attribuées trop souvent perdent leur effet. Cela peut même se produire pour les canonisations.
  • Le groupe cible peut varier. Il peut être judicieux d’attribuer des distinctions à des groupes et équipes au lieu de personnes individuelles. Il peut être très efficace d’honorer les coordinateurs et coordinatrices de bénévoles. Des personnes extérieures peuvent aussi être honorées pour leur soutien politique, moral ou financier de l’organisme bénévole.
  • Vérifier les personnes à distinguer. L’attribution de récompenses à des personnes douteuses nuit à la réputation de l’organisation et de la distinction.
  • S’il est prévu d’attribuer un prix de bénévolat à un organisme, il est souhaitable de[nbsp] l’annoncer publiquement afin que les organismes se manifestent de leur propre initiative.
  • La visibilité lors de l’attribution des distinctions (médias, autorités) est importante.

Bilan 5: Même lors de la remise de distinctions, il ne suffit pas que celles-ci procèdent d’une bonne intention.

Lukas Niederberger